In a recent blog post, Lieven le Bruyn, discussing an interview with Connes, Caramello, and Lafforgue on France Culture, wrote
Towards the end of the programme Connes, Caramello and Laforgue [sic] lament that topos theory is still not taken seriously by the mathematical community at large
So, what have they said about topos theory not being taken seriously?
Edit (YCor): here's a transcription of the involved part of the interview. I don't include an English translation but automatic translators should give quite accurate one. J= journalist (Nicolas Martin, France Culture) OC= Olivia Caramello, AC= Alain Connes, LL= Laurent Lafforgue
J: On entendait parler dans ce reportage des topos, c'est très important, j'aimerais qu'on l'évoque maintenant, c'est la grande création, ce que Grothendieck disait être le plus fier d'avoir créé, une volonté unificatrice des mathématiques, et pourtant, paradoxalement, pour des raisons que vous allez peut-être pouvoir m'expliquer, les uns, les unes et les autres, ces mathématiques-là ont très mauvaise presse, aujourd'hui dans la communauté mathématique, il est difficile d'effectuer des recherches et de travailler sur les topos. Alain Connes, vous avez donné des leçons au Collège de France sur les topos mais ça n'a pas duré très longtemps; vous-même Olivia Caramello, ça a été difficile et vous aviez des pressions pour ne pas continuer dans cette voie. Comment est-ce que ça s'explique tout ça... euh, Alain Connes me fait signe que non.
AC: Non non! en fait, si vous voulez, non. Ça c'est une version complètement externe de la réalité. La réalité, c'est que la notion conceptuelle de topos...
J: ... que vous pouvez nous rappeler, brièvement, s'il vous plait
AC: ah! Je peux vous rappeler ce que c'est... en gros, on avait, avant Grothendieck, l'habitude, pour regarder un espace — tout le monde sait que le rôle de l'espace est assez essentiel dans la géométrie et dans les mathématiques - avant Grothendieck, on quand on voulait connaître un espace, on le regardait directement, et on essayait de le comprendre. Ce que fait l'idée du topos, qui est une idée merveilleuse, c'est... elle met l'espace dans les coulisses, et ce que l'on fait, c'est des mathématiques ordinaires avec un paramètre, ce paramètre est dans l'espace en question: il est dans les coulisses. Pour vous donner l'exemple le plus simple possible, supposez que l'espace en question, ce soit simplement deux points, eh bien les mathématiques que vous faites: vous faites deux fois les mathématiques qui sont la théorie des ensemble ordinaire. Eh bien ce qui est merveilleux, dans la théorie des topos qui est là, c'est que, elle a deux caractéristiques. La première, c'est qu'en analysant ce qui se passe dans le contexte ordinaire de la théorie des ensembles, mais fait avec paramètre dans le topos, on arrive à une connaissance de cet espace (qui est l'espace des paramètres, qui est le topos) bien plus fine que si on l'avait regardé directement. Je ne peux pas m'empêcher de dire qu'en ce moment je suis en train d'écrire un livre avec un psychanalyste, Patrick Gauthier-Lafaye, dans lequel on utilise cette métaphore, mais par rapport à la psychanalyse. La deuxième chose, qui est absolument extraordinaire, dans cette idée du topos, c'est qu'elle revient à regarder le mathématicien au travail de manière structuraliste, c'est-à-dire: le mathématicien au travail va manipuler des ensembles, mais le structuraliste va se fiche du fait que ce sont des ensembles, il va regarder le mathématicien qui manipule des objets et des flèches et il va dire: ce mathématicien travaille sur ce qu'on appelle, en mathématiques, une catégorie, et, ce structuraliste va dire, mais quelles sont les propriétés de cette catégorie, qui font que le mathématicien peut travailler. Eh bien là on est au coeur des topos.
J: Comment expliquer, alors, Olivia Caramello que les topos — alors corrigez-moi, évidemment, si je le décris de manière trop caricaturale — aient si mauvaise presse, ou soient un champ de travail thématique qui finalement a été très vite rejeté ou repoussé par les institutions?
OC: En fait, j'ai réfléchi beaucoup par moi-même, en lisant Récoltes et Semailles, et aussi sur la base de celle ce qui a été ma propre expérience de vie. Effectivement j'ai reçu beaucoup d'oppositions, en fait, depuis le début de ma carrière, tout simplement parce que je voulais développer d'une façon globale et systématique cette théorie, justement dans le but de réaliser cette inspiration d'unification qui avait été déjà exprimée par Grothendieck, notamment dans Récoltes et Semailles. Donc tout mon travail de recherche a été dirigé vers le but d'élaborer des techniques, des méthodes, pour transférer des connaissances entre des parties complètement différentes des mathématiques par le biais des topos. Donc en fait, les topos peuvent être utilisés de façon incroyablement efficaces comme des objets-ponts pour relier des textes mathématiques les plus divers les uns et les autres. On peut penser métaphoriquement un topos comme un lieu dans lequel des points de vue différents se rencontrent en se reflétant les uns dans les autres. Donc je donne cette métaphore pour souligner cet aspect d'unification, car je pense que c'est celui qui a vraiment engendré le plus d'hostilité. Je pense que ce n'est pas la technicalité des topos en tant qu'objet mathématique comme d'autres objets — bien sûr il y a toute une technicalité, la théorie est quand même très sophistiquée, très profonde, sur le plan purement technique — mais ce n'est pas l'aspect technique qui a été à l'origine de l'ostracisme. Je pense que c'est vraiment cette dimension globale et interdisciplinaire qui dérange les gens. Aujourd'hui les mathématiques sont devenues hyper-spécialisées donc chaque spécialiste travaille dans son coin avec ses propres méthodes, il s'habitue à penser d'une certaine façon. Or avec ces ponts, qu'on arrive à engendrer avec les topos, on peut arriver notamment à démontrer un résultat dans un secteur des mathématiques en utilisant des mathématiques complètement étrangères à ce secteur-là. On peut arriver à établir des ponts entre des secteurs complètement éloignés en apparence et donc on peut arriver chez un spécialiste d'un certain domaine avec un résultat qui le surprend beaucoup, qu'on arrive à démontrer avec des méthodes qui ne sont pas les siennes. Donc vous pouvez déjà comprendre que ça peut être inquiétant pour certains si on n'a pas assez d'ouverture d'esprit pour accepter cette pluralité de points de vue. Donc je pense qu'il y a un certain dogmatisme, dans un certain cercle mathématique, qui fait qu'on s'habitue à un certain langage, et après, on se renferme, en quelque sorte, après des années d'hyper-spécialisation. Il faut quand même comprendre que travailler dans n'importe quel secteur des mathématiques aujourd'hui demande un investissement technique colossal, donc c'est quand même humainement compréhensible qu'on s'affectionne beaucoup à certaines méthodes et après on dit "je ne veux pas voir autre chose". Moi, ça m'est arrivé plusieurs fois que je donne des exposés ou par exemple je présente dans un domaine qui n'est pas le mien...
J: par exemple?
OC: la théorie des modèles, par exemple, ça m'est arrivé de démontrer un résultat parmi mes premiers, où je faisais une ample généralisation du théorème de Fraïssé, en théorie des modèles, qui est un résultat très important, et en fait, dans l'auditoire, je me rappelle bien, un théoricien des modèles important, qui ne pouvait pas croire que mon résultat était correct, parce que c'était trop général. Et en fait il a passé tout l'après-midi à essayer de trouver un contre-exemple, bien sûr sans y parvenir, parce que ma démonstration était tout-à-fait correcte... Sauf qu'il était formulé dans un langage que lui, il m'a dit "Je ne me mets même pas à essayer de comprendre, parce que de toute façon, je ne vais pas y arriver", il me l'a dit comme ça. Alors il a préféré passer quatre heures de son temps, il me tourmentait aussi parce que moi j'étais là, il essayait de me fabriquer tous ces contre-exemples, ça a été assez pénible (rire)... c'est juste pour vous donner une idée. Il y a vraiment ce côté interdisciplinaire qui dérange... en fait il y a beaucoup d'autres aspects évidemment.
J: Laurent Lafforgue, un mot, parce que vous, vous avez quitté le milieu académique pour passer dans le privé, et parce que dans le privé, en l'occurrence, votre employeur vous demande de travailler sur les topos, et utilise cet outil, qui a l'air d'être particulièrement efficace, pour des travaux appliqués, qui ont l'air d'être des travaux passionnants et effectifs.
LL: oui, c'est une histoire qui est totalement stupéfiante pour moi, que je n'aurais jamais imaginé il y a encore quelques années. Depuis une dizaine d'années, en fait depuis que je connais Olivia Caramello et ses travaux, je suis devenu, dans le monde académique, un fervent supporteur du développement de la théorie des topos, et comme toutes les personnes qui ont voulu développer les topos ou contribuer à leur développement, je me suis heurté pour cela à une très grande hostilité, et à ma totale surprise, j'ai trouvé, dans un milieu d'ingénieurs, en l'occurrence de la firme Huawei, en France, des oreilles beaucoup plus favorables. C'est une chose que je n'aurais jamais attendu, qui me stupéfie aujourd'hui encore. Et donc, depuis quelques mois, j'ai quitté le monde académique, je suis chez Huawei, mon environnement est constitué d'ingénieurs et de responsables de la hiérarchie de la recherche de Huawei qui sont totalement favorables au développement des topos, qui pensent dès aujourd'hui, c'est-à-dire seulement quelques années après avoir appris l'existence de cette théorie, qu'elle est extrêmement importante, et, certains parmi eux pensent que les topos de Grothendieck vont devenir, ou peuvent devenir, les mathématiques de l'intelligence artificielle. Donc, c'est-à-dire, quelque chose d'une importance absolument colossale. Pour moi c'est inimaginable, parce que ça fait 60 ans que la théorie des topos a été introduite par Grothendieck, qu'elle a été développée par lui, déjà à longueur de centaines et de centaines de pages, que lui-même, dont tout le monde sait qu'il est l'un des plus grands génies scientifiques de l'histoire a énormément insisté sur la puissance des topos, sur l'importance des topos, même au-delà des mathématiques. En fait dans Récoltes et Semailles, un certain nombre de pages sont consacrées à ça: Grothendieck dit pourquoi les topos sont tellement importants à ses yeux; il le dit dans des termes que les mathématiciens peuvent comprendre, mais aussi, que même un lecteur qui ne connaît pas les mathématiques peut être sensible à la beauté et à la profondeur de ce que dit Grothendieck quand il parle des topos. Donc il a écrit ses pages-là, et ça n'a eu aucun effet dans le monde académique. Donc là il y a un mystère, que Grothendieck lui-même ne s'explique pas: il constate cette hostilité, il ne la comprend pas. Olivia vient de proposer des éléments d'explication, mais pour moi ça reste un mystère. En fait les topos sont un sujet sensible et c'est bizarre, parce que, habituellement quand on dit qu'un sujet sensible, on comprend un sujet sensible c'est par exemple un sujet politique, sur lequel les gens ne s'accordent pas. On ne comprend pas qu'un sujet scientifique, qu'une définition théorique puisse être un sujet sensible, or en fait elle l'est. C'est un fait, que personnellement je ne m'explique pas, ou en tout cas, pas de manière satisfaisante.